Le livre de Dominique Glayman est, à ma connaissance, le premier ouvrage à décrire la vie des enseignants-chercheurs depuis la loi LRU, qui, sans être à la genèse de toutes les évolutions du métier, est une référence symbolique et une rupture objective. Il y a déjà près de vingt ans, l'ouvrage de Laurence Viry: La vie vécue des universitaires, exposait les aspirations des enseignants-chercheurs, leurs représentations du métier, leurs désirs de reconnaissance, leurs ambitions parfois déçues. Paru en 2006, après la création de l'ANR, mais avant la loi LRU, le livre de Laurence Viry ne pouvait saisir l'impact des récentes évolutions et présentait une vision essentiellement statique du métier.
Comme Laurence Viry, Dominique Glaymann veut présenter une profession méconnue (c'est le titre du chapitre 1). L'ouvrage de Dominique Glaymann est cependant très différent de celui de Laurence Viry, moins intimiste et plus politique, car saisi dans une temporalité et une dynamique, celle de la transformation de l'Université sous les effets conjugués de la massification et de l'âge du néolibéralisme. Le chapitre 2 présente d'abord un certain nombre de transformations objectives observables à l'oeil nu, parfois inscrites dans la loi: la massification de l'enseignement supérieur, la réorientation vers la professionnalisation, la restructuration, mais aussi la place grandissante du numérique. Il expose alors la méthodologie de son travail, indispensable pour en faire un véritable travail de sociologie, et non une auto-analyse, malgré la subjectivité assumée par l'auteur comme inévitable. Le coeur du travail est formé des chapitres 3, 4 et 5, qui ont respectivement pour objets de décrire les évolutions du travail, de décrire les exigences posées sur les enseignants-chercheurs et la tension induite, et enfin d'expliquer en quoi les techniques du Nouveau Management Public (traduction de New Public Management) pèsent sur la vie quotidienne des enseignants-chercheurs, sur leur moral et leur santé.
Dominique Glaymann appuie cette étude sur l'analyse de 684 questionnaires complètement remplis et de plus de 200 entretiens individuels, couvrant l'essentiel des disciplines, à l'exception du domaine médical. La liste des participants aux entretiens est donnée en annexe, chaque répondant étant identifié par un prénom, une tranche d'âge, une discipline et un statut. Le prénom est un pseudonyme, de même genre que celui de l'interviewé. A titre personnel, je n'ai eu aucune difficulté à identifier mon pseudonyme à partir de mes réponses, fidèlement retranscrites. Dominique Glaymann ne cache pas que ces répondants sont les vrais stars de son livre. Les larges extraits brossent le portrait, cohérent et conforme au titre du livre, d'une profession largement désenchantée, mais agissant, volens nolens dans le sens des transformations néolibérales.
En effet, le discours, très critique, n'est pas porté par des enseignants-chercheurs en marge du système, mais par des participants actifs au fonctionnement de l'Université.
Même si l'échantillon des répondants à mon questionnaire n'est évidemment pas représentatif, la proportion d'entre eux qui assument ou ont assumé une telle responsabilité me semble instructive : des responsabilités pédagogiques sont ou ont été exercées par 88% de l'ensemble des répondants en activité, dont 93% des PU, et 84% des MCF; des responsabilités électives à l'échelle locale (UFR, département ou unité de recherche) sont ou ont été assumées par 79% des répondants, dont 87% des PU, 71% des MCF HDR et 65% des MCF.
Les témoignages rapportent fréquemment une perte de sens, parfois associée aux logiques politiques mises en oeuvre, où l'évaluation semble devenue un but en soi.
page 94 «[Le financement sur appels à projet], ça a commencé grosso modo en 2005, quand l'ANR a démarré, il y a eu des effets d'annonce, on nous a dit qu'on allait mettre de l'argent dans les projets. Et les financements récurrents, ont stagné, ce qui veut dire qu'ils ont baissé. [...] C'est un peu une boutade, mais quand on recrute aujourd'hui un jeune chercheur, il n'a pas de moyens pour travailler, donc il va essentiellement passer son temps à faire des projets, demander de l'argent pour faire mal, ce qu'il pourrait faire bien, et plus vite. Je fais court, je ne dis pas qu'il ne faut pas recruter des postdocs et des étudiants pour faire du travail. Je dis que s'épuiser à faire des projets pour faire un travail qu'un jeune chercheur recruté a la capacité et le temps de faire, c'est complètement aberrant. À mon avis, on a perdu une spécificité de la recherche française, qui était la richesse des personnes. On avait une richesse, on recrutait des jeunes, il y avait des inconvénients: ceux qui étaient recrutés n'avaient pas beaucoup d'expérience, mais, ils avaient la liberté de travailler et les possibilités de travailler et d'apprendre » (Roland, PU en physique en université).
Un autre thème qui revient fréquemment est celui de la perte de contrôle, devant la multiplication des procédures à l'efficience discutable, et dans une démarche naturellement descendante.
page 104 «Moi, je ne suis pas buté, je n'ai pas une position réfractaire, je fais partie de ceux qui acceptent volontiers la mise en place des différentes procédures et de différents outils numériques. Parce que j’ai fait vraiment l'expérience, j'ai vraiment joué le jeu, je peux dire que je ne fais pas une critique externe, comme quelqu'un qui dit "non, ce n'est pas pour moi". [...] Je serais d'accord pour participer à un groupe de travail pour pouvoir les améliorer, comme je l'ai proposé à plusieurs reprises. J'ai eu un retour très favorable de la part de certains services parce que les professionnels, notamment administratifs, notemment administratifs, ont des réactions que je trouve formidables. Les responsables ont constitué des groupes sur la base de mes remarques en me disant que ce n'était pas la peine que je me dérange pour ça. Je ne sais pas trop ce qu'ils ont fait de mes remarques, on ne me l'a jamais dit.»(Michel, MCF en science politique en université).
Par petites touches, l'ouvrage raconte comment le Nouveau Management Public fragilise les structures sociales existantes.
page 167: La réorganisation et la réallocation des bureaux sont, parmi d'autres, des exemples récurrents des décisions imposées par des chefs de service administratifs au nom d'une rationalité supposée. Cela produit plutôt de la désorganisation, mais aussi une caporalisation des Biatss et des coupures presque "physiques" entre des EC et des agents administratifs ayant des habitudes de proximité à la fois professionnelles et humaines. Nous avons retrouvé dans plusieurs entretiens l'exemple relaté ci-dessous même si les détails et les mots varient :
«À un moment, il a été décidé de rassembler tous les secrétariats pédagogiques à un étage d'un bâtiment. J'avais alerté à l'époque la présidence de l'université et l'ensemble de l'UFR en expliquant que c'était une très mauvaise idée. Jusqu'à présent, les secrétariats étaient à côté ou dans les bureaux des enseignants et c'était vraiment un moyen de faire en sorte que les logiques administratives et pédagogiques s'entendent et travaillent dans une logique commune. On tenait compte les uns et les autres de nos contraintes. Je me souviens d'une fois où on souhaitait modifier la maquette et où la secrétaire qui était juste à côté me dit: "si tu fais ça, pour nous ça va générer beaucoup de problèmes" et je me suis dit "ce n'est pas possible, il faut une autre solution". Cette décision [de réorganiser les bureaux] est venue du grand chef de l'administration de l'université qui pensait qu'en faisant ça, en cas d'absence de certains personnels, ils pourraient être remplacés par des collègues. Selon lui, la proximité des personnels administratifs ferait que les uns et les autres connaîtraient mieux le travail de chacun. Du coup, ces secrétariats sont devenus des adresses génériques liées à une fonction et cela a déshumanisé les relations. [...] Avant ce déménagement, il y avait une bonne entente et il n'est pas impossible que l'administration centrale ait considéré que cette bonne entente était néfaste pour son pouvoir administratif et que son personnel était trop sous influence de l'équipe pédagogique. Ces logiques de management qui nous échappent viennent de personnes qui n'ont pas forcément réfléchi aux conséquences de leurs choix. Selon elles, le management moderne fonctionne comme ça et elles le font vivre à l'université » (Albert, MCF en physique en université).
Sans surprise, le présidentialisme, déjà présent avant la loi LRU, semble se renforcer, alors que s'exprime le doute sur la réalité de l'autonomie prétendument acquise
page 116: « L'université vit dans un régime très présidentialiste et tout le reste, c'est vraiment de l'habillage démocratique. Mais en même temps, il faut être dans ces instances pour contrôler et contrer ce qu'on peut. [...] C'est le seul moyen, le seul lieu de pouvoír, même si c'est le bureau restreint (le président, les vice-présidents et directeurs des services) en fin de compte qui gère tout. En même temps, les présidents et leurs équipes allouent les moyens avec leur propre bidouillage, mais ils sont aussi dans la main du ministère qui décide ce qu'il donne ou ne donne pas, comme il le veut quand même» (Udo, retraité, PU émérite en sociologie).
À ces difficultés imputables à la ligne politique s'ajoutent des difficultés évidemment liées au manque de moyens. Le manque de personnel de support est très souvent évoqué, amenant un grand nombre d'enseignants-chercheurs et d'enseignantes-chercheures à passer du temps à essayer de faire maladroitement et sans entrain des tâches qui ne sont pas de leur coeur de métier. Cela entraîne un sentiment de déprofessionnalisation du métier.
page 107: «On m'a embauchée comme sociologue, pas comme comptable. Donc, je n'ai pas de compétence en comptabilité. Bien sûr, ça c'est pour plaisanter mais il ne faut quand même pas abuser. Parce que progressivement, on vire tous les personnels de soutien de l'université et en fait on vide les métiers de l'enseignement, de l'enseignant, du chercheur, de son contenu» (Annette, PU en sociologie en IUT).
L'auteur précise que son ouvrage n'est ni une ode au paradis perdu, ni un mode d'emploi pour transformer l'Université.
L'ouvrage décrit, c'est la limite de l'exercice, l'Université et ses transformations telles que les enseignants-chercheurs la vivent. On comprend bien que cela puisse dépasser le cadre de l'ouvrage, mais on aimerait que certaines assertions rapportées, notamment à propos du déplacement des moyens humains vers les services centraux, soient étayées par des chiffres.
La parole des BIATSS, acteurs essentiels du fonctionnement de l'Université, mériterait d'être entendue, tant celles et ceux qui sont au bas de la pyramide de caporalisation dans le Nouveau Management Public, que celles et ceux, qui, à des postes importants de la technostructure, subissent fréquemment une pression qui peut, pour eux et elles aussi, avoir une répercussion sur leur santé. Une telle étude semblerait fort utile alors que, justement, la nouvelle gestion publique a professionnalisé les fonctions de support et fait émerger une élite administrative dont les attitudes, conscientes ou inconscientes, participent à la définition de ce qu'est effectivement une université aujourd'hui.
On peut aussi regretter que, focalisé sur les évolutions du métier, Dominique Glaymann n'accorde pas plus d'attention à la variabilité des conditions d'exercice, par exemple entre les disciplines de recherche, les publics enseignés, ou les positions statutaires. Il est parfois évoqué, au détour d'un témoignage, que l'attention à la professionnalisation émerge d'abord dans certains lieux (par exemple des IUT, des écoles d'ingénieur), mais ça ne l'amène pas à une étude des différences entre les réalités vécues et les représentations du métier qu'elles construisent. Enfin, si le but affiché est de présenter au public la difficulté de transmettre et de construire le savoir aujourd'hui, il est regrettable de ne pas avoir recueilli la parole des enseignants qui ne sont pas enseignants-chercheurs et de ne pas avoir accordé plus d'attention à la dégradation de l'entrée dans le métier, la précarisation des débats de carrière étant surtout vue du point de vue du recruteur.
Ces quelques regrets ne doivent pas éclipser la qualité de ce travail de grande ampleur, nourri par de très nombreux témoignages. Une grande qualité de cet ouvrage est de mettre des mots sur ce qui est omniprésent dans les témoignages sans être dévoilé en tant que structure. Celles et ceux qui ont des responsabilités dans l'Université devraient le lire pour éviter de reproduire les travers du Nouveau Management Public, dont la diffusion à l'Université n'est pas encore totale, mais continue sa progression, alors que ses impasses sont largement connues et parfois reconnues à demi-mot. A l'heure où j'écris ces lignes, le site web du ministère de l'économie, qu'on ne pourra soupçonner d'être le fer de lance d'un syndicalisme de combat, met à l'honneur En finir avec le New Public Management,élu meilleur ouvrage en Management 2020 dans la catégorie "ouvrage collectif de recherche" dans le cadre du prix FNEGE-EFMD.
La table des matières du livre de Dominique Glaymann:
Sigles et acronymes
- Introduction
- Du constat à l'analyse des évolutions, de leurs causes et de leurs effets
- Aux sources de l'analyse présentée
- Ce livre n'est pas
- Enseignant-chercheur : une profession méconnue
- Qui sont les enseignants-chercheurs?
- Comment devient-on enseignant-chercheur?
- En quoi consiste le travail d'un enseignant-chercheur?
- Pourquoi et comment Étudier les évolutions de la profession d'enseignant-chercheur
- Les prémices de la recherche
- Le contexte des évolutions du métier d'enseignant-chercheur
- Quelques mots à propos de l'enquête
- Les évolutions du travail des enseignants-chercheurs.
- L’enseignement alourdi et érodé par une myriade de tâches envahissantes
- La recherche sous l'emprise de modes et de normes de gestion chronophages
- La multiplication de tâches administratives aux motivations souvent obscures.
- Les enseignants-chercheurs pris en tenaille entre intensification du travail et qualité empêchée
- Les vecteurs du travail caché des enseignants-chercheurs
- L'invisibilisation du travail et ses débordements sur la vie personnelle
- Qualité du travail sacrifiée et déprofessionnalisation
- Les effets délétères du NMP sur la vie au travail des enseignants-chercheurs
- La bureaucratisation néolibérale et la managérialisation en action dans l'ESR
- Les impacts sur le moral et la santé au travail et au-delà
- Engagement, désengagement et replis individuels
Conclusion
Bibliographie
Annexes
- Annexe 1 : le questionnaire .
- Annexe 2: les participants aux entretiens.